L'Europe c'est Babel

"Le Temps stratégique" N° 42, déc. 1992

Grande enquête sur quatre langues européennes: le français désincarné, l'anglais charnel et bruyant, l'allemand tellurique, l'espagnol qui piétine sur place...

Par Henri Van Lier

Henri Van Lier, philosophe, auteur de nombreux ouvrages de recherches sur la nature de l'information et de l'espace artistiques, sur la sémiotique, la sociologie, la psychanalyse, la systématique des sciences humaines, a présenté de vive voix les idées qui font l'objet de cette enquête dans une série d'émissions diffusées par France Culture (disponibles sur cassettes Radio France, F 75786 Paris Cedex 16), et les a reprises, en version développée incluant outre les langues évoquées ici, l'italien, le russe, le néerlandais, le portugais, le danois et le néohellénique, dans le mensuel Le Français dans le monde (Paris, Hachette), d'avril 1989 à juillet 1990.

Le français, l'anglais, l'allemand, l'espagnol appartiennent à la même famille linguistique, celle des langues indo-européennes, mais sont assez différents entre eux pour montrer à quel point un langage est un pari original sur l'univers et sur l'existence, une logique activant ce croisement de structures et de fantasmes qu'est une culture.

LE FRANÇAIS

Je commencerai mon enquête par le français, dans lequel cet article est écrit. C'est se jeter sur le plus difficile. Car autant on remarque les bizarreries des langues étrangères, autant on est aveugle et sourd à celles de sa langue propre. L'originalité ne ressort que par comparaison; ce qui vient ici au début figurerait aussi bien à la fin. A chacun de parcourir ces paysages selon son humeur.

Les langages sont consanguins des cultures. A ce propos, je parlerai de consonances, et pas de résonances, pour bien marquer qu'il ne s'agit pas d'un engendrement de la culture par la langue, mais de causalités réciproques.

Le français, du moins celui d'oïl, est exceptionnellement égal. Il forme une pellicule transparente entre le locuteur et ce dont il parle. Mais aussi entre le locuteur et celui à qui il parle, voire entre le locuteur et lui-même. Cela va jusqu'à une certaine désincarnation. Tout concourt à cet effet.

LE FRANÇAIS

Langue lisse, transparente, désincarnée par excellence

L'accent mis régulièrement sur la dernière syllabe du groupe phonétique (qui peut comprendre plusieurs mots) donne à l'énoncé une allure calmement décidée. En même temps, les syllabes sont toutes prononcées avec des longueurs et des impacts à peu près égaux, ce qui exclut les variations de rythme et d'intensité locales. Les à-coups dans l'égalité des syllabes (gouvern'ment) trahissent les locuteurs étrangers même experts. Cette transparence a exclu les consonnes trop bruitées, telles les vraies aspirées (les différents "h" arabes), les vraies gutturales ("ch" ou "g" néerlandais), ou les sons détournés comme le "the" anglais. Les mots trop longs ("communautarisation") détonnent. En plus de quelques fluctuations de hauteurs, et des déplacements d'accents vers la première syllabe, un des rares moyens d'insistance est la stridence, par exemple dans la prononciation du mot "injustice", prédestiné à ce renforcement des hautes fréquences par la suite "è" nasal, "ü", "iss".

Assurément, l'égalité de cette moquette verbale répugne à la prononciation correcte des noms étrangers, qui sont tous francisés, en particulier par l'accent sur la dernière syllabe. Leur intrusion fait obscène, car elle provoque presque toujours une entrée du bruit du corps ou du monde dans l'incorporéité générale. "Je vais y arriver", s'excuse le présentateur lorsqu'il essaie de nommer un club anglais ou néerlandais. Il est rare qu'un locuteur français se mettant brusquement à parler vraiment l'anglais ou le néerlandais ne provoque pas un moment de malaise.

Beaucoup de mots désignent fort bien des parties d'objets (merlon, douve), des outils (gouge, varlope), et les actions ainsi développées (vriller, forer), grâce à quoi l'environnement se stabilise en substances ayant secondairement, accidentellement, des qualités. Dans le même esprit, on trouve beaucoup de substantifs désignant des idées générales, fréquemment juridiques ("liberté, égalité, fraternité"), mais aussi abstraitement physiques ("ayant subi une rotation"). Etant donné l'incorporéité de mise, les mots analogiques, comme "hop", "Vlan", "bof", sont rares et réputés vulgaires, car ils viennent troubler l'égalité de la diction et de l'idéation par le mime du corps vocal, voire du corps entier. C'est même tout le vocabulaire descriptif de mouvements concrets qui est pauvre comparé à celui d'autres langues, en particulier de l'anglais. Du reste, c'est d'une façon habituelle que le français a pratiqué la limitation du lexique depuis le début du XVIIe siècle. La tragédie racinienne est fondée sur l'étroitesse pathétique du vocabulaire, à l'inverse de celle de Shakespeare.

Dans cette abstraction délimitante, les classes de mots sont très distinctes, et un mot dans une classe n'engendre pas automatiquement son correspondant dans une autre: pas de "concrétude" pour "concret"; pas de "planéité" ni de "plainement" pour "plainness" et "plainly". Les modes aussi se distinguent fermement. A l'indicatif s'opposent un conditionnel et un subjonctif, dont l'imparfait et le plus-que-parfait ajoutent aux déclarations générales l'appui de leurs "que" et le planement évasif de leurs "asse", "isse", "usse".

Enfin, nous en arrivons à un choix crucial. Beaucoup de langues mettent canoniquement les déterminants (épithète, complément déterminatif) avant le déterminé: "a black table, my brothers book"; on peut même croire que c'est là le mécanisme syntaxique minimal, puisqu'on fait ainsi l'économie d'une préposition ("de") et qu'on voit directement que le déterminant concerne le déterminé, et ne se relie pas à ce qui le suit. Or, le locuteur français fait l'inverse, il met canoniquement le déterminant après le déterminé: "la table noire, le livre de mon frère". C'est que pour lui l'environnement est organisé en substances (ou en idées quasi substantifiées) avec leurs accidents. Il faut donc que, sauf intention particulière, le déterminé vienne avant (c'est lui l'essentiel), et que le déterminant le suive (c'est lui l'accidentel).

L'accord grammatical intervient partout, en nombre, en genre, jusqu'au participe passé. C'est qu'il renforce la dépendance à l'égard des substances organisatrices ("la petite table que j'ai cirée"), mais surtout l'énoncé entier apparaît ainsi plein, suffisant, comme une bonne forme, dont tous les éléments sont de vraies parties intégrantes (intégrantes du tout), avec le minimum de bruit de fond.

Les phrases sont souvent reliées par des adverbes du type "par conséquent", "en effet", "néanmoins", qui les organisent en alinéas eux-mêmes consistants et intégraux, Et le passage d'un alinéa à l'autre suppose des transitions, qui absorbent une bonne part de l'effort rédactionnel. Un chapitre bien rédigé rappelle son thème principal à intervalles réguliers par ce que l'on a parfois appelé des agrafes. Le baccalauréat comporte une dissertation mettant en oeuvre ces exigences.

Honnies les rimes intérieures et les répétitions de mots, qui dans ce tissu égal créeraient une insistance, seulement tolérée à des fins oratoires ou lyriques. L'obligation de varier les termes a pour conséquence tantôt les antithèses, tantôt les pesées subtiles entre vocables proches. Cela peut compliquer la rédaction et surtout la traduction de l'information scientifique, qui préfère les mêmes mots pour les mêmes choses, mais du coup fait fleurir le discours moral, nourri de la nuance, et parfois féconde la généralisation théorique en l'incitant à explorer d'autres termes. Dans la vie courante, la variabilité verbale fait pulluler le jeu de mots ("Fils de pub", "le parti prix"). L'étymologie est peu présente au locuteur, sauf chez certains écrivains. Outre que le latin, dont viennent beaucoup de mots français, a des étymologies souvent obscures, l'épaisseur sémantique ostensible compromettrait le lissage et la transparence de l'expression.

Le goût de la stabilité est tel qu'on parle d'ordinaire comme on écrit, jusqu'à faire les liaisons de l'écrit (vers "z" eux). Bien plus, on s'en tient aux expressions usitées. Ce qui n'a pas été dit ou écrit est suspect; et d'ouvrir le Littré pour vérifier si l'expression s'y trouve. Aussi, les citations sont-elles valorisées comme des signes de culture, et être cultivé revient presque à faire régulièrement des citations: "comme disait Jaurès", "comme l'a bien souligné Montesquieu". Peu de néologismes, peu d'emprunts étrangers, l'Académie y veille depuis les environs de 1630, et le locuteur français est coté par les linguistes comme un des plus sévères au monde sur ce que Chomsky appelle la compétence linguistique.

Les étrangers aiment à dire que les locuteurs français sont superficiels. La remarque est malveillante si on entend qu'ils ne vont pas au fond des choses. Elle est pertinente si elle signale que, même quand ils parlent de jazz, de folie ou de dérives, ils sont bien forcés de ramener tout à la pellicule mince, continue, transparente, formellement globalisante et intégrante qu'est le langage français.

LE FRANÇAIS

Langue des gens sûrs d'eux: "Je vais être très clair", disent-ils

Tout cela fait un locuteur sûr de soi, ayant le sentiment de voir clair dans sa pensée, et de pouvoir l'exprimer adéquatement: "Je vais être très clair", "Vous m'avez mal compris", "Vous m'avez mal lu". S'adressant à des auditeurs également transparents, ce locuteur a une morale déclarée. Il a des opinions politiques qui se présentent elles-mêmes comme des morales, tranchant une droite et une gauche. Il sait ce qu'est le goût et le bon goût. Les actions humaines sont saisies comme des "conduites", (cent vingt lignes chez Littré) plutôt que comme des "comportements" (cinq lignes chez Littré). Chaque individu a l'obligation de tout savoir et, dans certains milieux, d'avoir tout lu. Le pouvoir est centralisé. S'il est vrai qu'on parle comme on écrit, le droit a fortiori est écrit. Ce fut la fortune internationale du Code Napoléon.

Dans les nouvelles du jour, l'information, le commentaire et l'opinion sont peu ou pas séparés, puisque chacun est invité par sa langue à penser quelque chose de tout. Il semble oiseux de s'étendre sur les arguments des adversaires, sinon pour montrer leur ridicule. Les présentateurs des journaux télévisés assurent des transitions entre les thèmes, en sorte que le journal entier est orchestré, accordé comme une "phrase" ou un alinéa français, ce qui ne se retrouve dans les journaux télévisés d'aucune autre langue.

Naturellement, la littérature est abondante et très diversifiée (comme les consonnes, les voyelles orales et nasales dans la phonétique). Pour les mêmes raisons, elle est aussi constamment moraliste. Tout est matière à discours. L'intelligentsia, qui se justifie par la tâche de maintenir la citation, jouit d'un prestige inconnu ailleurs. Il existe un beau style, dit épuré. Peu de pratique de l'humour, mais un usage intensif de l'ironie et de la gouaille, puisque chacun croit y voir clair. On remarquera à quel point toutes ces pratiques sont entretenues par l'obligation de ne pas répéter les mots, et de jouer subtilement avec des presque synonymes.

La philosophie de Descartes a mué en une vision du monde universelle ces caractères langagiers. Il y a un bon sens (et pas seulement au sens commun, un "common sense"), ce bon sens est la chose du monde la mieux partagée, chacun pense en être suffisamment pourvu, il y a des idées claires et distinctes, la perfection existe, et l'idée de parfait contient même son existence, C'est Dieu, lequel a le bon sens (ou le bon goût), bien que sa volonté soit infinie, d'agir selon les voies les plus directes, les plus transparentes. La logique est immédiate, globale, et tient tout entière dans la saisie visuelle de proportions équivalentes: A/B=C/D=M/N, sans plus.

LE FRANÇAIS

Langue de la perfection formelle, de l'abstraction, du centralisme enfin

Ce langage, comme tous les autres, favorise certaines performances techniques, politiques, économiques, et il en défavorise d'autres. Retenons quelques exemples un peu au hasard et sommairement, en laissant le soin des compléments et des nuances au lecteur.

Consonnent en effet avec cette structure et ce fantasme langagiers une cartographie et une signalisation routière les meilleures du monde, dignes de la ponctuation écrite. En imprimerie, le Garamond et le Didot. Des déclarations assez abstraites pour conquérir une partie de la planète, comme la Déclaration des droits de l'homme, ou encore pour servir à clarifier (à "mettre à plat") certaines négociations internationales (Jean Monnet). Le goût des grands desseins: Concorde, Ariane, Eurêka, Superphénix, SophiaAntipolis. Un mensuel scientifique, La Recherche, dont les capacités synthétiques sont inégalées, et qui suffit à assurer l'honneur d'un pays. Une éducation précoce des enfants facilitée par la phonie claire, qui en fait vite de petits adultes. Une exigence générale d'excellence, dont le minimum est définissable nationalement, dans un baccalauréat. Les handicapés physiques et mentaux de même que les attardés scolaires perçus comme des fausses notes. Les Prix Nobel sacrés conducteurs des peuples.

De même, une vestimentation rendant le corps évident et intégré, comme la sentence, et créant par là une mode amiable, Coco Chanel. Une cuisine de sauces, aussi accordante que l'accord du participe passé. Une guillotine excellant dans des exécutions lisses et parfaitement disjonctives ("Tout condamné à mort aura la tête tranchée" a suscité l'admiration conjointe de Stendhal et de Claudel).

Des jardins dits "à la française", qui rangent, taillent, émondent les croissances et dépérissements sauvages de la nature, et disposent les chemins boisés comme des discours. Une musique classique rare, et en tout cas peu fuguée (Rameau, Debussy), transparente jusque dans les effets de timbres (Ravel). Peu de choeurs populaires.

L'impressionnisme, qui est le moment pictural français, est sans doute la peinture la plus surfacière jamais produite. Il se continue aujourd'hui dans la lumière irradiante frontale de la télévision, où s'est créé, outre des journaux parlés de très haute qualité imagétique et rythmique, un "French touch" publicitaire universellement vendu, dont l'indicatif des journaux de TFI reste le parangon. Corrélativement, une difficulté presque invincible à comprendre que le cinéma n'est pas du théâtre moral filmé, mais un jeu de mouvances photoniques latérales multidimensionnelles. Du reste, dans la télévision chatoyante, pas de ces " talk shows", ni de ces débats et reportages où interviennent Monsieur ou Madame Tout-le-Monde, et qui remplissent les écrans d'autres langues, anglais, italiens, mais aussi ceux du français périphérique, canadiens, belges, suisses, etc. Seulement de "grands échiquiers ".

Tout langage, en raison de sa cohérence, produit cependant des formations réactionnelles. C'est ici l'abondance des jeux de mots gaulois, tenant peut-être à ce que le locuteur parle d'autant plus de "ça" que son langage ne parle pas " ça ", à moins d'altérer la voix (soupirs nymphomanes de la publicité). De même, depuis les Contes de La Fontaine, les incessantes allusions dites "d'esprit" tiennent sans doute au besoin de compatibiliser la crudité des choses avec le lissé de l'expression. La pornographie haute couture de Roberte ce soir de Klossowski, comme le déglingué cousu main de Céline, ne sont concevables qu'en français et à cause du français. La minauderie aussi est un phénomène plus présent que dans les autres aires de langages. On peut penser que par l'obliquité de la pose et de la diction elle permet de faire affleurer quelque peu le corps tout en l'éludant.

 

L'ANGLAIS

 

L'anglais est à plusieurs égards l'inverse du français. Il privilégie le bruit, en tant qu'opposé de l'information sonore. Il favorise l'information en genèse, par opposition à l'information achevée. Il croit d'abord à la folie du locuteur, de tout locuteur, non à sa raison. Il est presque brutalement corporel.

 

L'ANGLAIS

Langue qui privilégie le corps, le bruit, la folie, le devenir...

Cela apparaît à nouveau dès la phonétique. Les syllabes sont loin d'avoir la même longueur, les accents sont mobiles au point de défier presque toute règle générale, et il y en a souvent deux ou trois par mot, d'intensités diverses. Dans les syllabes non accentuées, les voyelles disparaissent au profit d'un son neutre, noté "e renversé (qui n'est pas le creux actif du "oe" français de "coeur"), et dans les syllabes accentuées, où les voyelles se prononcent, elles sont souvent doubles ("out"), ou du moins sonnant double ("low", "free"), c'est-à-dire qu'elles sont impures et fluctuantes. Les consonnes aussi sont bruitées, comme le "h" très aspiré, le "r" très rentré (encore beaucoup plus bruitant en américain qu'en anglais), les occlusives "t", "p", "k" prononcées explosives. Le "th" et les sonores finales ("god", "dog") favorisent une diction affectée, au contraire du français, qui veut se parler sans affectation (la minauderie joue entre le naturel et l'affectation). La virtuosité musicale de l'élocution se traduit jusque dans le faciès. Elle est d'autant plus nécessaire que la dissimilation des phonèmes est faible; l'américain actuel assimile les occlusives sourdes aux sonores: "predy" pour "pretty", "viabilidy" pour "Viability".

Sur la même lancée, surabondent les désignations de mouvements physiques; "ayant subi une rotation" se traduit par une syllabe unique: "spun". Ces désignations efficaces se précisent moyennant des préfixations parfois naïves, "up-grade", parfois subtiles, "a-do" "be-have". Confirmant le bruitage général, elles sont le plus souvent analogiques, presque onomatopéiques: "up", "down", "clash" "check in", "check out", "clip" "chewing", "slab", "slack". Même plus lointaines, elles restent très parlantes: "glitter", "glitz", "glitzy" marquent l'éclat, le brillant.

Pour rendre les grands mouvements physiques, ainsi que les formes ou sentiments qui en résultent, s'organisent des sortes de confréries phoniques: "blunt, bluff, bold"; "baubles, bangles, beads"; "scrap, scrape"; "whiff, fluff"; "bottle, battle", qui pourtant sont fréquemment d'étymologie différente. D'où aussi les mots valises, depuis le "brunch" (breakfast + lunch), la "stagflation" (stagnation + inflation) et les "reagonomics" (Reagan + economics) jusqu'aux abîmes du snark (snake, snag, etc. + shark, spark, etc.) de Lewis Carroll. Comme on le voit, les mots valises, où la similitude sonore synthétise des êtres composites, sont le contraire du jeu de mots, où la similitude fait bifurquer. Etant donné la confrérie verbale, on ne voit pas pourquoi tout monème (unité significative de langage) ne passerait pas d'une classe de mot à une autre. A partir de "slack" (relâchement) s'engendrent sans ambages un verbe ("to slack"), un substantif d'action ("the slack"), un substantif d'état ("the slackness"), un adjectif ("slack"), un adverbe ("slackly").

Mais venons-en au rapport crucial du déterminant et du déterminé. Toujours à l'inverse du français, le déterminant est mis canoniquement avant le déterminé. En effet, dans une saisie du monde par des mouvements physiques, les accidents ou qualités sont les désignés principaux du discours, et les substances sont furtives: "The only real people for me are ( ... ) the ones who ( ... ) burn, burn, burn like fabulous yellow roman candles" [Pour moi, les seuls gens réels sont ceux qui brûlent, brûlent, brûlent, telles les fabuleuses bougies romaines jaunes] écrit Kerouac. Cela fait la joie des physiologistes, qui peuvent parler en bloc, et sans compromettre la syntaxe générale de la sentence, de "split-brain subject", "split-chiasm cat", et même de "specified labeled line coding".

Le déterminant fait alors tellement corps avec le déterminé, c'est tellement lui qui prévaut, que souvent c'est à son initiale qu'il faut chercher l'entrée dans le dictionnaire: "Analog computer", "Digital computer", "Hybrid computer" (et demain sans doute "Neuronal computer") sont des entrées différentes du Webster's, là où un dictionnaire français ferait l'entrée à Computer, distinguant en cours d'article computers analogiques, digitaux, hybrides, neuronaux. Bien entendu, dans cette vue non substantialiste, il n'y a pas de privilège spécial du substantif, lequel a des marques du pluriel, puisque nous restons dans le domaine indo-européen, mais pas de genres, sauf pour les êtres sexués. Et toujours en raison de la perception des mouvements concrets, le vocabulaire est franc: une femme est volontiers "a human female", et le Webster's précise que les "intercourses" ont lieu avec ou sans pénétration.

Etant donné l'antécédence habituelle du déterminant, le rapport entre déterminant et déterminé n'a pas à être indiqué autrement que par leur simple juxtaposition: "a customs official" pour un "responsable des douanes". Les liaisons adverbiales entre sentences ("nevertheless", "hence", "consequently") sont exceptionnelles.

Ainsi, les éléments de base au langage ne sont pas les mots et les phrases au sens français, mais des bouffées sonores et sémantiques, où les mots sont peu individués, et juxtaposés souvent sans conjonction. D'où il suit que des modalisations globales comme "il est évident que", "il est nécessaire ou utile que", sont rares, peu concevables, non conçues.

Dans ce bruit global et cette absence d'accords, les mots peuvent se répéter sans prendre un poids rhétorique particulier. Il n'y a donc pas lieu d'éviter les répétitions de termes, ce qui permet une remarquable constance du vocabulaire et favorise l'exactitude objective du propos dans les textes de physique, de biologie ou d'économie; les "referees" de revues d'économie mathématique renvoient la copie à l'auteur jusqu'à ce que chaque mot soit entièrement élucidé. Le scientifique qui rédige sa contribution n'a guère à s'inquiéter de trouver des transitions.

Dans ce dispositif, les locuteurs prennent un malin plaisir à utiliser les locutions et les mots étrangers en respectant autant que possible la diction: "coup de force", "tour de force", "restaurant", " noblesse oblige", "fait accompli". "Brahma" est parfois prononcé "brokmo", à l'indienne, en une densité consonantique énorme ("b-r-k-m"), qui permet de comprendre qu'il puisse être le principe suprême, comme l'est presque Krishna ("k-r-sh-n"). Si on lit un texte à haute voix, on imite les voix des intervenants, c'est-à-dire que, dans une lecture radiophonique de Lewis Carroll, le lecteur parle comme la petite fille, la vieille reine, Humpty Dumpty, ce qui serait en français du dernier mauvais goût. Ce sont là autant de façons de bruiter la phrase, de lui donner des variations de rythme et d'intensité, bref d'épouser la bizarrerie et la folie phonétiques, syntaxiques, sémantiques que sont tous les langages.

En anglais, l'étymologie a une importance extrême: le Collegiate Webster's la donne avec un tel luxe qu'elle occupe parfois plus de place que le corps de l'article. Dans cette mer de mots en devenir, bien des articles s'achèvent sur des discriminations lexicales: "behave" ne se comprend que dans son rapport à "conduct", "deport", "comport", "acquit". Il n'y a guère moyen de parler pleinement pareille langue sans se prendre à être linguiste et logicien. L'orthographe très chargée y contribue, témoignant des états antérieurs et donnant à chaque mot une étoffe graphique aussi riche que son étoffe sonore.

Par opposition au français, qui pratique la désincarnation juridique, le langage anglais est d'emblée corporel, et même érotisé. Il est jazz, et "intercourse" signifie à la fois relation sexuelle et communication verbale (en français, c'est "commerce" qui a ce double sens). Le pasteur pendant l'office, comme les Beatles au studio de la BBC, peuvent commencer en parlant, continuer en chantant, et revenir à la parole sans désemparer.

En tout cas, cette fois le langage ne s'efface pas devant son désigné. Il n'est ni une vitre ni un miroir. C'est une onde aussi mouvante que l'onde du réel entier, que celui-ci soit l'environnement ou le corps du locuteur. La machinerie du souffle n'est jamais éludée, et le plus bel éloge pour un écrivain, c'est de dire qu'il est "breathtaking" [qu'il vous prend le souffle].

L'ANGLAIS

Langue qui affirme que personne n'a jamais tout à fait tort

A l'inverse du locuteur français, sûr de lui, le locuteur anglais croit d'emblée que ce n'est que par moments et fugitivement qu'il accède à quelque consistance et exactitude. La dernière pièce de Shakespeare, The Tempest, s'ouvre symboliquement sur des cris de marins en perdition, au bord de l'inintelligible. On peut tout au plus postuler un sens commun, un "common sense", et pas un "bon sens". De même qu'on peut invoquer des droits humains, des droits des hommes, "human rights", qui ne sont pas tout à fait des droits de l'Homme, lesquels invoquent une espèce et une essence.

Aussi, dans les nouvelles du jour, le fait, le commentaire et l'opinion sont continuellement distingués, sauf dans la presse à sensation. Et, quand il s'agit d'un conflit, il est de coutume de donner les arguments des uns et des autres, puisqu'il est entendu que tout le monde a quelque peu raison et très largement tort. Le coefficient d'incertitude de chaque information est d'autant plus facile à préciser que des formules très courtes comme "allegedly", "reportedly", "presumably" sont fournies par la dérivation universelle des adverbes, là où, pour obtenir le même résultat, le français est condamné à des formules encombrantes ("à en croire ce qu'on rapporte"), tranchées ("prétendument") ou agressives ("je cite"). Etant donné que pour le locuteur anglais tout langage est mensonge, le mensonge délibéré, souvent valorisé par le locuteur français comme une preuve d'aplomb, est mal vu, surtout aux plus hauts niveaux (Watergate et Irangate). Le droit fait la part belle à la jurisprudence. La monarchie est d'abord symbolique. Pas de constitution écrite. Une Magna Charta qui remonte à 1215.

Parlant ce langage bruité, faisant la part belle à l'animalité du corps, en même temps qu'attentif aux mouvements concrets, les philosophes, comme Hume, devaient mettre en doute le principe de substance, que Descartes croyait apercevoir "très évidemment et très certainement", et devaient avoir un sens aigu de l'évolution géologique, puis biologique, de la planète et des espèces, et être sensibles au fait que cette évolution avait lieu moins par adaptation active que sur des hasards naturels. Un handicap est une singularité, et toute singularité est un événement; l'intérêt pour les handicapés (de constantes émissions spéciales à la radio) est non seulement social mais cosmique, ou plus exactement évolutif. Et l'on ne s'étonnera pas que l'Absolu de Carroll, au lieu d'être "parfait", soit un Snark, dont on peut dire seulement qu'il est (qu'il était) un Boojum: "For the Snark was a Boojum, you see."

Tout cela donne une production littéraire immense, où la poésie, le roman, le théâtre se fondent l'un dans l'autre. Pas une littérature de belles lettres, mais de salut, où chacun, souvent à partir de la Bible dans la remarquable version de King James, récrit sa Bible à lui, son Moby Dick, en vers ou en prose, ou plutôt dans ce mixte de vers et de prose qu'est toute phrase anglaise. Peu de crédit à l'intelligentsia, puisque chacun est fou et chacun est poète, et qu'on n'a trop que faire de citations. On lit parce qu'on aime ça, non parce qu'il faut l'avoir lu, remarquait Julien Gracq, qui a appartenu aux deux cultures. Cependant, tout le monde ne peut pas parler adéquatement une langue aussi complexe, et longtemps ce fut le niveau de pratique de l'anglais, non l'argent ni le titre, qui a hiérarchisé les classes sociales, alors que Malherbe disait avoir pour maîtres les crocheteurs du Port-au-Foin. Du reste, le chic est que la distinction langagière soit à peine repérable, comme celle du vêtement.

Le discours politique connaît alors deux régimes. D'une part, un parlement où le gouvernement et l'opposition, le cabinet et le "shadow cabinet", se font face, séparés par une ligne, au-dessus de laquelle chacun glapit à qui mieux mieux, puisqu'il n'y a pas de raison universelle, mais seulement des forces en conflits. D'autre part, ce sont les panels télévisés ou radiodiffusés où, entre les trois ou quatre représentants des partis et des groupes de pression, règne le fair-play. Ce qui n'empêche pas l'humour, et féroce. Voltaire est un mouton à côté de Swift.

Peu de production en musique classique, qui bannit le bruit au profit de l'information sonore. En revanche, une production considérable dans le rock, la pop, le disco, qui élaborent justement les aspects bruités du son. Une radio très polyphonique, où il est fréquent, en une demi-heure d'émission, de faire entendre une quinzaine de locuteurs sur un même thème, montrant ainsi leur symphonie et leur cacophonie. Un mélange fréquent de la parole et du bruitage. Plusieurs dramatiques radio par jour, d'une grande subtilité sonore. Innombrables "talk shows", puisque tous les langages sont intéressants, ceux des hommes, ceux des animaux, ceux des plantes. L'hebdomadaire scientifique Nature consiste moins en articles qu'en un prodigieux courrier planétaire. Pas de "vulgarisation" scientifique au sens où il y aurait à distribuer un savoir "possédé" par des "savants" moyennant des facilitations et des enjolivements pour le vulgaire, mais de vraies "histoires" ("historia" = recherche) de la technique et de la science (laquelle n'est pas savoir), où chercheur et lecteur avancent avec les moyens du bord dans le maquis du réel, à travers des questions et des réponses partagées par tous et saisies comme transitoires. A l'inverse de Versailles, les jardins miment la forêt, perçue comme " a tapestry of songs" [une tapisserie de chants].

Dégager parmi les bouffées sonores de l'entourage les "phrases" et leurs phonèmes est un rude travail pour le bébé anglais. L'acculturation de l'enfant fait donc problème, et exige des soins qui rappellent ceux aux handicapés. L'Alice de Lewis Carroll est plus perdue devant le monde que le bon petit Diable de la comtesse de Ségur. Entre autres, elle se demande si les mots se disent ou se mangent. Puisqu'il est déjà assuré qu'ils se chantent et, à entendre Humpty Dumpty, s'avalent souvent aussi.

 

L'ALLEMAND

 

Les mots allemands ne sont pas de simples parties intégrantes de la phrase, comme en français, ni de simples bouffées musicales, comme en anglais. Ce sont des cavernes bourrées de trésors ou d'explosifs, ou mieux des blocs d'énergies élémentaires tellement ramassées et enfouies qu'elles frôlent l'éruption. Ils sont "heimlich", c'est-à-dire qu'ils appartiennent au "Heim", à un domicile qui est en même temps un secret, une retraite par-dessous. Il faut les écouter attentivement, "lauschen", d'une façon qui soit également "heimlich", de haut en bas, en fouille. On doit donc attendre que le dispositif langagier favorise les insistances, et pour cela les ralentissements et les fragmentations presque cahotantes.

Les retardements commencent avec la phonie. Sont fréquentes les consonnes doubles ou triples: "erst", "Herbst"; de même que ces consonnes simples à implosion et explosion successives qu'on appelle des affriquées: "Pferd", "Kampf", "Strumpf", ou la célèbre rime de Goethe: "Gipfeln", "Wipfeln". Bien plus, les voyelles doubles des langues germaniques sont souvent ici du type "aï", "oï", encore sonorisées par la consonne suivante confirmant la résonance lointaine et descendante: "ein", "Rhein", "Freud", "Freund", "Feuer". A quoi s'ajoute la diction soufflée de certaines consonnes, mais aussi le "Knacklaut" (explosive), bref coincement glottal avant l'émission phonétique. Du coup, comme en français, et à l'inverse de l'anglais, les syllabes ont à peu près la même longueur et sont prononcées fermement. Sans quoi se perdraient leurs retournements, cahotements internes.

Les substantifs, les adjectifs et les articles se déclinent selon des cas multiples, comme en russe, et pas résiduellement comme en anglais, ce qui ajoute à leur poids. Il arrive même que leur radical varie sensiblement, "Mutter" (mère), "Mütter" (mères), ce qui leur confère un écho interne. "Die Mütter! Mütter! 's klingt so wunderlich" [quel son merveilleux], s'exclame Goethe dans le second Faust. D'autre part, les racines sont censées être si riches que, par exemple, "erkenn" (connaître) peut apparaître dans le verbe "erkennen", dans le verbe substantivé "das Erkennen", dans trois substantifs verbaux à nuances subtiles: "Erkenntnis", "Erkennung", "Erkenntlichkeit".

Les mots déjà si lourds se composent encore entre eux, cohabitent dans des tensions d'autant plus vives qu'ils demeurent intacts. En particulier, l'adjonction des terminaisons préserve généralement les radicaux: "-keit" s'ajoute à "Ewig", et "-heit" à "Gott" sans les altérer. En sorte que "Ewig-keit" est entendu comme "Eternel-ité", et "Gott-heit" comme "Dieu-ité", alors qu'en français "éternité" et "divinité", ou même "déité", ont un rapport beaucoup plus évasif à leur thème. La chimie ou l'alchimie verbale ainsi produite est parfois innocente, comme dans "Zahn-rein-ig-ungs-mittel", moyen de nettoyage des dents" pour dire "dentifrice". Mais elle crée aussi souvent des mixtes détonants. Revenons à "Heim", dont les dérivés occupent plusieurs colonnes dans les dictionnaires. Il donne "Heimat" (pays natal), déjà chargé. Mais aussi les composés "Heimatkunde", "Heimathafen", "Heimatdorf", "Heimatland", plus chargés encore. Par l'addition du possessif "mein", la densité affective de "mein Heimatland" devient énorme.

Des préfixes plus ou moins détachables expriment (et donc suscitent) des mouvements physiques et psychiques, comme en anglais et du reste dans toutes les langues germaniques. Mais ici, selon la résonance en profondeur, les mouvements évoqués viennent s'appliquer à des mots déjà intenses. Accouplé à "heben" (soulever), le "Auf-" de la fameuse "Aufhebung" hégélienne évoque à la fois un soulèvement, un enlèvement, une suspension, une élévation, une substitution, une assomption, le relais, etc. La "Ver-nei-nung" de Freud et la "Ver-wand-lung" de Kafka sont plus qu'une dénégation et une métamorphose. "Er-" signale des opérations qui sont à la fois actives et passives, comme l'expérience vécue ("Er-leben", "Er-fahren"), la reconnaissance ("Er-kennen"), et surtout l'éducation ("Er-ziehen"), dont la désignation latine et française signale seulement qu'il s'agit de conduire l'enfant ("ducer") hors de quelque chose ("ex").

Dans la syntaxe, l'inversion du sujet et du verbe, et surtout le rejet du verbe à la fin de la subordonnée, donc aussi l'attente parfois longue de la décision du verbe (va-t-on dire que tout ce qui précède est affirmé ou nié construit ou détruit?), renforcent la structuration gigogne, l'étagement en profondeur, la disponibilité plus ou moins catastrophique à des événements ou des retournements en suspens.

La déclinaison en cas multiples intensifie le mot et habite la sentence de forces en tensions.

Nietzsche interroge: "Wohin kam die Träne meinem Auge?": vers quoi ("wohin") est venue ("kam") la larme ("Träne") pour mon œil ("meinem Auge", datif). Il y a là deux mouvements, où la traduction: "Que sont devenus les pleurs de mes yeux?", sauve "Wohin kam", mais pas le datif "meinem Auge", devenu un simple déterminatif de "Träne", alors qu'il s'agit d'une relation tangentielle. La structure de certaines phrases allemandes fait ainsi penser à la tectonique des plaques terrestres, où des éléments se jouxtant de façon tantôt dérivante tantôt frontale provoquent des soulèvements et des effondrements terribles.

Jusqu'à hier l'écriture gothique répercuta dans les textes cette germination grouillante, ces retournements sur soi; et le quotidien Frankfurter Allgemeine, qui se qualifie éloquemment "Zeitung für Deutschland", la maintient encore pour quelques titres à la une. Du reste, même dans la graphie actuelle, les substantifs et les verbes substantivés demeurent majusculés, ce qui conforte leur poids. Rien que par sa majuscule, "das Denken" dans un texte de Heidegger pèse plus lourd que "le penser", et surtout que "la pensée", dans la traduction française. Articulant ces concentrations et frictions successives, la ponctuation est puissante, parfois jusqu'à l'encombrement. C'est sans doute le verbe "klingen", le "sonner" de la cloche lourd, lointain, double, impur, archaïque, qui marque le mieux l'étonnement à la fois ravi effrayé du locuteur allemand devant les mystères de cette sonorité, cette sémantique, cette syntaxe abyssales. Nous l'avons rencontré chez Goethe: "'s klingt so wunderlich"; il était déjà chez Mozart: "Das klinget so herrlich, das klinget so schön" [cela sonne si magnifique, cela sonne si beau]. La flûte enchantée, ou plutôt enchantante, Die Zauberflöte, fondatrice de l'opéra allemand, et qui en épuise les possibilités, est pour finir la langue allemande elle-même.

L'ALLEMAND

La terre, l'air, le feu, l'eau, saisis dans leurs conflits primordiaux

Ce langage est celui d'un monde d'éléments: terre, eau, air, feu, saisis dans leurs conflits permanents et primordiaux. C'est eux, comme "Anfangsgründe", comme fondement du commencement, qui sont l'origine des formes qu'ils défont en même temps qu'ils les engendrent.

Philosophiquement, ces éléments sont si archaïques, si grouillants, qu'ils ne sauraient être les substances cartésiennes, ni les qualités sensibles anglaises. Ce sont les possibles, dans leurs terribles jeux. C'est pourquoi, au détour de ce Siècle, la langue allemande a été l'humus obligé de la phénoménologie, c'est-à-dire du dévoilement de couches sémantiques en apparition émerveillante, depuis l'essence illuminatrice. Et, en même temps, l'humus obligé de la psychanalyse, écoute des poussées occultes vers un fond, puis à partir d'un fond: "Triebe", "Verdrängung", "Verneinung", "Verschiebung" [instincts, refoulement, inclination, décalage], autant de termes qui désignent les mouvements des mots allemands à l'intérieur de la phrase, mais aussi à l'intérieur d'eux-mêmes.

Assurément, l'Absolu ici ne saurait être l'Etre parfait de Descartes, ni non plus le Boojum de Carroll. C'est l'Englobant, "das Umgreiffende", dont parle Jaspers. Du même coup, avant la psychanalyse et la phénoménologie, ce fut, dans cette aire de langage, un siècle et demi de philosophie de l'histoire, des langues, des cultures et des civilisations, depuis Herder, Humboldt, jusqu'à Spengler. Les quatre monèmes puissants de "Alter-tums-wissen-schaft", la science de l'antiquité, ont sonné haut à travers tout le XIXe siècle. Le dictionnaire étymiologique de la langue russe qui fait toujours autorité fut édité à Heidelberg. Aujourd'hui encore, les encyclopédies allemandes, conçues pour un "Fachmann" [le spécialiste] se plaisant à la pullulation grouillante du détail, contrastent avec le jardin à l'anglaise (évolutionniste) d'Encyclopaedia Britannica, comme aussi avec le jardin français d'Encyclopaedia Universalis, qui conjoint la vue synthétique et l'article d'auteur.

Beethoven considéra la musique comme "une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie". C'est que la structure et le fantasme déflagrants de l'allemand se réalisèrent au mieux dans l'"allemande", dans l'épaisseur de la fugue, dans le redoublement de la note de l'aria, chez Bach, projetant d'approcher dans les Variations Goldberg jusqu'à la pensée divine. Dans le son vrillé en profondeur et le phrasé contrarié, chez Mozart. Dans le devenir sonore à partir du bruit, chez Beethoven. Dans le décalage harmonique continu entre les deux mains, chez Schumann. Dans la fusion lointaine de l'origine chez Wagner. Partout avec cette volonté de variations ("Variationen"), voire de transformations (Veränderungen, op. 120), que les philosophes disaient dialectiques.

La peinture devait être réduite, tout en travaillant également à attiser des éléments en conflits ou en condensations déflagrantes, non sans effets chromo, à travers les rétorsions du Crucifié de Grünewald, les bannières grouillantes de Altdorfer, les appas tordus de Cranach, les tensions psychiques et graphiques des réformateurs de Dürer, sans compter les éclaboussures des expressionnistes du début de ce siècle.

La densité est si grande qu'elle ne laisse guère place à la distance de l'humour. Ni non plus à l'érotisme tempéré. La sexualité est déflagrante comme le reste: Hannah Schygulla n'est pas Catherine Deneuve. Au théâtre, le Kaspar de Peter Handke et le comique de Didi montrent la même frayeur devant la dynamique infernale du langage et du monde. L'image télévisuelle et photographique est d'ordinaire frontale, arrêtée, d'une extrême compacité graphique et colorée. Dans les moeurs, c'est la volonté de maintenir à la fois la discipline et la grossièreté, à la chinoise. Une cuisine aigre-douce, 'sauer-süsse'. Une ouverture à tous les possibles moraux qui fait penser à l'indifférence et à la disponibilité indiennes. Dialectique militante de la société chez Marx, dialectique militante de la nature chez Engels, conception cataclysmique de l'écologie chez beaucoup de Verts contemporains. Politiquement, pas de centralisme français, ni de royauté symbolique anglaise, mais, sous le vol de l'aigle noir du Reich millénaire et flottant, et à côté de la Realpolitik d'ensemble, une politique locale exprimant la vitalité de Länder multiples, chacun étant un mélange compact d'éléments premiers et lointains, non sans patois et dialectes. En contraste avec le souci urbanistique français, globalisateur, des agglomérations plutôt que de vraies villes.

 

L'ESPAGNOL

 

Alors que l'italien est du latin parlé continûment pendant vingt siècles, que le français est du latin très tôt parlé par des Germains ou au contact de Germains, l'espagnol est du latin parlé en face d'Arabes.

Les objets importés gardèrent leur désignation arabe: "almohada" (coussin), "alquimía" (pierre philosophale), "alquitrán" (goudron), "almacén" (magasin); parfois le terme étranger l'emporta même pour les objets préexistants: "aceite" (huile de table) a supplanté "óleo". Mais c'est surtout la diction arabe en bloc qui influença la diction espagnole, laquelle devint une sorte d'élan aussitôt réprimé ou comprimé, presque l'inverse de ce qui se passe en allemand, où le mot se creuse d'abord, se condense, pour exploser en retour. L'énoncé espagnol se dresse, se bande sur place. Il carre, presque incarcère.

Ce qui saille dans l'italien ici se rétracte: "mento" [je mens] devient "miento", "porta" "puerta", "bene" "bien", "buono" "bueno" ou "buen". Au coeur du pays, en Castille, les "z" et "c" devant "e" et "i" s'étouffent, et on ne les confondra pas avec le "th" anglais, qui est une dentale bruitée. Dans le même parti, le "s" final peut se rapprocher du "ch" français, ou plutôt du "s" final portugais. Le roulement du "r" se resserre derrière les dents. La jota s'arrache avec violence sans se libérer.

Les "b" ou "v" français ou italiens décidés seraient trop généreux, et ils se tiennent donc dans leur entre-deux. Le "z" français introduirait une mollesse inacceptable, et le "s" est toujours dur, même entre voyelles: correctement prononcée, la "rosa" a autant d'épines que de parfum. Avec son "s" unique, le superlatif, au lieu de fuser comme dans le double "ss" italien, insiste de haut en bas: "a la mismísima puerta". Quand l'accent tombe sur la dernière syllabe, les mots viennent y buter fortement, et le "r" de l'infinitif bloque plus qu'il ne propage: comer, tomar, decir. Par sa phonie déjà, le mot "ejecución" prononcé correctement ne désigne pas seulement une exécution, il la réalise.

Le vocabulaire est rude, comme en arabe: "preguntar" pour demander, "contestar" pour répondre, "tomar " pour prendre, "sacar" pour ôter, "disgusto" pour le regret. Les jurons forcent la même note: "¡Me cago en tus muertos, hijo de la gran puta! [Je chie sur tes morts, fils de la grande pute.]

Le dédain implicite concorde avec une certaine négligence dans la façon de marquer les mouvements précis, jusqu'au flottement des prépositions, en contraste avec l'anglais: "por" rend à la fois "for" et "by" . Même la délectation et la tendresse doivent s'accommoder de la dureté phonique. A ce compte, la sentence espagnole fait le plus souvent un effet de rafale, de tir soutenu et constant, impitoyable. Cela tient à l'égalité des syllabes, sans aucune afféterie. A certaines insistances: "cincuenta y tres", "ver a Lola" (adjonction de "ad" latin devant le complément d'objet direct personnel). A l'étroitesse des écarts de hauteur et d'intensité. A une mélodie générale légèrement descendante ne se relevant, aussi légèrement, qu'à la fin.

La prosodie confirme la volonté d'empêcher tout alanguissement. Le vers théâtral d'El Burlador de Sevilla est de sept pieds, donc plus court d'un tiers que l'alexandrin français, et impair. La disposition des rimes, ABBACDDC, montre une fermeture, une carrure du dialogue, impensables dans une tragédie ou une comédie françaises.

L'ESPAGNOL

Coups d'estoc et de taille, verbes vifs, rugosités nues

La syntaxe ne cherche pas les rapports compliqués et lointains de la période française, mais une succession de coups frappés d'estoc et de taille, en des verbes très vifs. Les rugosités sont nues, crûment proposées. Le texte espagnol est frontal d'où qu'on le prenne.

Géographiquement entre Europe et Afrique islamisée, le paysage d'Espagne ne propose ni l'énergie montant du sol comme en France (le Balzac de Rodin), ni le mirage descendant du ciel, comme dans l'aire arabe (l'Alhambra de Grenade). Dans un double refus du ciel et de la terre, le corps se dresse sur ses ergots, bandant le ventre, les pieds frappent une terre rebelle dans le martèlement immobile du zapateado. Et autour de ce corps, affrontées à lui, les grilles très hautes et omniprésentes carrent de partout les nefs de Burgos et de Séville. Les fenêtres se grillagent de la Sierra Nevada aux Pyrénées, permettant de voir du dedans vers le dehors, pas du dehors vers le dedans. L'Escurial est un gril, celui de saint Laurent [l'Escurial, palais et monastère que Philippe II avait fait voeu de construire en l'honneur de saint Laurent; son plan est un gril, instrument de supplice de ce saint]. La "silla de hiero" [la chaise de fer], le plus constrictif des supplices, travaille par strangulation progressive entre le métal du dos de la chaise et le métal du licou, en contraste avec les exécutions tranchées et lisses de la guillotine. Les corridas sont des face-à-face ultimes, d'autant plus intenses que l'arène provinciale est plus petite. Il arrive parfois que les bancs des parcs soient tournés vers les haies, non vers le jardin.

Il n'est pas insignifiant que le tableau espagnol par excellence soit Les Ménines (Vélasquez, 1656), modèle de représentation carcérale, où le couple royal, les enfants royaux qui l'accueillent et le peintre peignant sont tous saisis face à face en un champ clos, recadré de toutes parts par des rectangles dressés, et cela gauche droite, mais aussi devant derrière, et dessus dessous. L'autre tableau espagnol exemplaire est La fusillade du 3 mai 1808: un homme surgit de la nuit, blanc comme le blanc de Goya, c'est-à-dire comme celui du néant, et aussitôt bloqué par le mur des fusils qui l'assaillent. La première phrase de Cien años de soledad, de García Márquez, nous met "frente al pelotón de fusilamiento".

Le néant espagnol, "todo y nada", tout et rien, n'est pas le néant dialectisé de Hegel, ni le néant de Sartre. Il est un pessimisme du vide, ou plutôt du pur interchangeable, là où l'italien, qui ne connaît que le "Nulla", pratique un pessimisme du plein. On lit sur une pierre tombale de Tolède: "Hic est homo, et pulvis, et nihil" [Ci-gît un homme, de la poussière, et du néant]. Le pourrissoir de l'Escurial, le Podridero, solennisait la décomposition des rois pendant cinq ans.

Dans cette ambiance, la musique classique devait se restreindre à quelques sons indéfiniment répétés, non pour leur justesse, comme en Italie, mais pour leur enfermement par modulations sèches. L'Italien espagnolisé Domenico Scarlatti a produit des sonates pour piano qui sont les plus plaquées qui furent écrites. Par exemple, l'enchaînement de l'accord : sol-do-ré-sol-ré-sol (modulé mi bémol pour le ré haut) suivi de l'accord: la bémol-do-fa-do-fa (modulé si pour le do haut) préparait les accents du flamenco, et ceux de la guitare classique, insistance lancinante pour l'auditeur, et "silla de hiero" pour les mains de l'interprète.

On pourrait donc croire que cette situation de langage si singulière dût se restreindre à un seul peuple, en d'autres mots qu'elle fût inexportable. Pourtant, parmi les langues européennes ici envisagées, l'espagnol est seul à avoir été vraiment assumé par des peuples non indo-européens, parlant par exemple maya ou nahuatl, au point de véhiculer adéquatement jusqu'à leurs revendications précolombiennes.

Il s'est produit en effet, après 1500, une coïncidence historique formidable, la rencontre, sur le sol américain, de l'espagnol, si constrictif (de constriction: action de resserrer en pressant tout autour), avec des civilisations précolombiennes également constrictives, comme en témoignent leurs sculptures et leurs architectures, mais aussi leurs langues. Le sang séché des pyramides aztèques avait la plus étouffante, la plus suffocante des odeurs. Et c'est, peut-on croire, un extraordinaire croisement de diversités et de similitudes qui a fait de la littérature espagnole d'Amérique latine une des plus grandes d'aujourd'hui. Elle a même produit trois états originaux de la constriction.

Dans le bout du monde qu'est l'Argentine, après quoi il n'y a plus que El Sur, ç'aura été la constriction logique. A des milliers de kilomètres de l'Espagne, l'Univers du locuteur espagnol Borges est le gril d'un Escurial multidimensionnel: "El universo (que otros llaman la Biblioteca) se compone de un número indefinido, y tal vez infinito, de galerías hexagonales (...) interminablemente. La distribución de las galerías es invariable." [l'univers, que d'aucuns appellent la Bibliothèque, se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonale, interminablement. La distribution des galeries ne varie jamais.] Encore cet enfermement ne serait-il rien s'il demeurait un sens, mais le seul mouvement là est celui de la pure combinatoire selon le calcul des probabilités.

En Colombie, avec Gabriel García Márquez, c'est une constriction imagétique, mais toujours fidèle à un escurial. Dès la première phrase d'El Otoño del Patriarca les gallinacés détruisent les mailles de métal des fenêtres, "las mallas de alambre de las ventanas", remuent de leurs ailes "el tiempo estancado en el interior" (que Couffon traduit superbement par "le temps stagnant intra muros"), tandis que la ville s'éveille d'une léthargie séculaire dans un chiasme de mort, de pourriture et de grandeur, "de muerte grande y de podrida grandeza".

La troisième constriction prend place au nord de l'Isthme, sur le sol volcanique du Mexique, dans la mâchoire du ciel et de la terre. C'est là que Juan Rulfo nous fait descendre avec Pedro Páramo ("páramo" = plaine désertique) "en la mera boca del infierno" [dans la gueule même de l'enfer].

Assurément, la perception de l'espagnol, aride, vertical et serré, s'affinerait de sa comparaison avec le portugais, océanique et horizontalement lointain. On ferait contraster le "fado" et le "cante jondo". Mais il faut se limiter. Demandons seulement au poète portugais, ou plus exactement brésilien, Haroldo de Campos, de nous faire voguer encore un instant, en une cartographie galactique (" em cartapacios galacticos"), sur les langues que nous avons parcourues: "Mais uma vez junto ao mar [Une fois de plus uni à la mer] polifluxbórboro polivozbárbaro polúphloisbos/ polyfizzyboisterous weitaufrauschend fluctissonante esse mar esse mar/ esse mar esse martexto por quem os signos dobram marujando [se redoublent tanguant comme des marins] num estuário/de papel num mortuário num monstruário de papel múrmur-rúmor-remurmurhante..."

 

Telle est l'Europe.

 
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