L'ALLEMAND
Les mots allemands ne sont pas de simples parties intégrantes
de la phrase, comme en français, ni de simples bouffées musicales,
comme en anglais. Ce sont des cavernes bourrées de trésors ou d'explosifs,
ou mieux des blocs d'énergies élémentaires tellement ramassées et
enfouies qu'elles frôlent l'éruption. Ils sont "heimlich", c'est-à-dire
qu'ils appartiennent au "Heim", à un domicile qui est en même temps
un secret, une retraite par-dessous. Il faut les écouter attentivement,
"lauschen", d'une façon qui soit également "heimlich", de haut en
bas, en fouille. On doit donc attendre que le dispositif langagier
favorise les insistances, et pour cela les ralentissements et les
fragmentations presque cahotantes.
Les retardements commencent avec la phonie. Sont fréquentes
les consonnes doubles ou triples: "erst", "Herbst"; de même que
ces consonnes simples à implosion et explosion successives qu'on
appelle des affriquées: "Pferd", "Kampf", "Strumpf", ou la célèbre
rime de Goethe: "Gipfeln", "Wipfeln". Bien plus, les voyelles doubles
des langues germaniques sont souvent ici du type "aï", "oï", encore
sonorisées par la consonne suivante confirmant la résonance lointaine
et descendante: "ein", "Rhein", "Freud", "Freund", "Feuer". A quoi
s'ajoute la diction soufflée de certaines consonnes, mais aussi
le "Knacklaut" (explosive), bref coincement glottal avant l'émission
phonétique. Du coup, comme en français, et à l'inverse de l'anglais,
les syllabes ont à peu près la même longueur et sont prononcées
fermement. Sans quoi se perdraient leurs retournements, cahotements
internes.
Les substantifs, les adjectifs et les articles se déclinent
selon des cas multiples, comme en russe, et pas résiduellement comme
en anglais, ce qui ajoute à leur poids. Il arrive même que leur
radical varie sensiblement, "Mutter" (mère), "Mütter" (mères), ce
qui leur confère un écho interne. "Die Mütter! Mütter! 's klingt
so wunderlich" [quel son merveilleux], s'exclame Goethe dans le
second Faust. D'autre part, les racines sont censées être si riches
que, par exemple, "erkenn" (connaître) peut apparaître dans le verbe
"erkennen", dans le verbe substantivé "das Erkennen", dans trois
substantifs verbaux à nuances subtiles: "Erkenntnis", "Erkennung",
"Erkenntlichkeit".
Les mots déjà si lourds se composent encore entre eux,
cohabitent dans des tensions d'autant plus vives qu'ils demeurent
intacts. En particulier, l'adjonction des terminaisons préserve
généralement les radicaux: "-keit" s'ajoute à "Ewig", et "-heit"
à "Gott" sans les altérer. En sorte que "Ewig-keit" est entendu
comme "Eternel-ité", et "Gott-heit" comme "Dieu-ité", alors
qu'en français "éternité" et "divinité", ou même "déité", ont un
rapport beaucoup plus évasif à leur thème. La chimie ou l'alchimie
verbale ainsi produite est parfois innocente, comme dans "Zahn-rein-ig-ungs-mittel",
moyen de nettoyage des dents" pour dire "dentifrice". Mais elle
crée aussi souvent des mixtes détonants. Revenons à "Heim", dont
les dérivés occupent plusieurs colonnes dans les dictionnaires.
Il donne "Heimat" (pays natal), déjà chargé. Mais aussi les composés
"Heimatkunde", "Heimathafen", "Heimatdorf", "Heimatland", plus chargés
encore. Par l'addition du possessif "mein", la densité affective
de "mein Heimatland" devient énorme.
Des préfixes plus ou moins détachables expriment (et donc
suscitent) des mouvements physiques et psychiques, comme en anglais
et du reste dans toutes les langues germaniques. Mais ici, selon
la résonance en profondeur, les mouvements évoqués viennent s'appliquer
à des mots déjà intenses. Accouplé à "heben" (soulever), le "Auf-"
de la fameuse "Aufhebung" hégélienne évoque à la fois un soulèvement,
un enlèvement, une suspension, une élévation, une substitution,
une assomption, le relais, etc. La "Ver-nei-nung" de Freud et la
"Ver-wand-lung" de Kafka sont plus qu'une dénégation et une métamorphose.
"Er-" signale des opérations qui sont à la fois actives et passives,
comme l'expérience vécue ("Er-leben", "Er-fahren"), la reconnaissance
("Er-kennen"), et surtout l'éducation ("Er-ziehen"), dont la désignation
latine et française signale seulement qu'il s'agit de conduire l'enfant
("ducer") hors de quelque chose ("ex").
Dans la syntaxe, l'inversion du sujet et du verbe, et surtout
le rejet du verbe à la fin de la subordonnée, donc aussi l'attente
parfois longue de la décision du verbe (va-t-on dire que tout ce
qui précède est affirmé ou nié construit ou détruit?), renforcent
la structuration gigogne, l'étagement en profondeur, la disponibilité
plus ou moins catastrophique à des événements ou des retournements
en suspens.
La déclinaison en cas multiples intensifie le mot et habite
la sentence de forces en tensions.
Nietzsche interroge: "Wohin kam die Träne meinem Auge?": vers quoi
("wohin") est venue ("kam") la larme ("Träne") pour mon œil ("meinem
Auge", datif). Il y a là deux mouvements, où la traduction: "Que
sont devenus les pleurs de mes yeux?", sauve "Wohin kam", mais pas
le datif "meinem Auge", devenu un simple déterminatif de "Träne",
alors qu'il s'agit d'une relation tangentielle. La structure de
certaines phrases allemandes fait ainsi penser à la tectonique des
plaques terrestres, où des éléments se jouxtant de façon tantôt
dérivante tantôt frontale provoquent des soulèvements et des effondrements
terribles.
Jusqu'à hier l'écriture gothique répercuta dans les textes
cette germination grouillante, ces retournements sur soi; et le
quotidien Frankfurter Allgemeine, qui se qualifie éloquemment "Zeitung
für Deutschland", la maintient encore pour quelques titres à la
une. Du reste, même dans la graphie actuelle, les substantifs et
les verbes substantivés demeurent majusculés, ce qui conforte leur
poids. Rien que par sa majuscule, "das Denken" dans un texte de
Heidegger pèse plus lourd que "le penser", et surtout que "la pensée",
dans la traduction française. Articulant ces concentrations et frictions
successives, la ponctuation est puissante, parfois jusqu'à l'encombrement.
C'est sans doute le verbe "klingen", le "sonner" de la cloche lourd,
lointain, double, impur, archaïque, qui marque le mieux l'étonnement
à la fois ravi effrayé du locuteur allemand devant les mystères
de cette sonorité, cette sémantique, cette syntaxe abyssales. Nous
l'avons rencontré chez Goethe: "'s klingt so wunderlich"; il était
déjà chez Mozart: "Das klinget so herrlich, das klinget so schön"
[cela sonne si magnifique, cela sonne si beau]. La flûte enchantée,
ou plutôt enchantante, Die Zauberflöte, fondatrice de l'opéra allemand,
et qui en épuise les possibilités, est pour finir la langue allemande
elle-même.
L'ALLEMAND
La terre, l'air, le feu,
l'eau, saisis dans leurs conflits primordiaux
Ce langage est celui d'un monde d'éléments: terre, eau,
air, feu, saisis dans leurs conflits permanents et primordiaux.
C'est eux, comme "Anfangsgründe", comme fondement du commencement,
qui sont l'origine des formes qu'ils défont en même temps qu'ils
les engendrent.
Philosophiquement, ces éléments sont si archaïques, si grouillants,
qu'ils ne sauraient être les substances cartésiennes, ni les qualités
sensibles anglaises. Ce sont les possibles, dans leurs terribles
jeux. C'est pourquoi, au détour de ce Siècle, la langue allemande
a été l'humus obligé de la phénoménologie, c'est-à-dire du dévoilement
de couches sémantiques en apparition émerveillante, depuis l'essence
illuminatrice. Et, en même temps, l'humus obligé de la psychanalyse,
écoute des poussées occultes vers un fond, puis à partir d'un fond:
"Triebe", "Verdrängung", "Verneinung", "Verschiebung" [instincts,
refoulement, inclination, décalage], autant de termes qui désignent
les mouvements des mots allemands à l'intérieur de la phrase, mais
aussi à l'intérieur d'eux-mêmes.
Assurément, l'Absolu ici ne saurait être l'Etre parfait
de Descartes, ni non plus le Boojum de Carroll. C'est l'Englobant,
"das Umgreiffende", dont parle Jaspers. Du même coup, avant la psychanalyse
et la phénoménologie, ce fut, dans cette aire de langage, un siècle
et demi de philosophie de l'histoire, des langues, des cultures
et des civilisations, depuis Herder, Humboldt, jusqu'à Spengler.
Les quatre monèmes puissants de "Alter-tums-wissen-schaft", la science
de l'antiquité, ont sonné haut à travers tout le XIXe siècle. Le
dictionnaire étymiologique de la langue russe qui fait toujours
autorité fut édité à Heidelberg. Aujourd'hui encore, les encyclopédies
allemandes, conçues pour un "Fachmann" [le spécialiste] se plaisant
à la pullulation grouillante du détail, contrastent avec le jardin
à l'anglaise (évolutionniste) d'Encyclopaedia Britannica, comme
aussi avec le jardin français d'Encyclopaedia Universalis, qui conjoint
la vue synthétique et l'article d'auteur.
Beethoven considéra la musique comme "une révélation plus
haute que toute sagesse et toute philosophie". C'est que la structure
et le fantasme déflagrants de l'allemand se réalisèrent au mieux
dans l'"allemande", dans l'épaisseur de la fugue, dans le redoublement
de la note de l'aria, chez Bach, projetant d'approcher dans les
Variations Goldberg jusqu'à la pensée divine. Dans le son vrillé
en profondeur et le phrasé contrarié, chez Mozart. Dans le devenir
sonore à partir du bruit, chez Beethoven. Dans le décalage harmonique
continu entre les deux mains, chez Schumann. Dans la fusion lointaine
de l'origine chez Wagner. Partout avec cette volonté de variations
("Variationen"), voire de transformations (Veränderungen, op. 120),
que les philosophes disaient dialectiques.
La peinture devait être réduite, tout en travaillant également
à attiser des éléments en conflits ou en condensations déflagrantes,
non sans effets chromo, à travers les rétorsions du Crucifié de
Grünewald, les bannières grouillantes de Altdorfer, les appas tordus
de Cranach, les tensions psychiques et graphiques des réformateurs
de Dürer, sans compter les éclaboussures des expressionnistes du
début de ce siècle.
La densité est si grande qu'elle ne laisse guère place à
la distance de l'humour. Ni non plus à l'érotisme tempéré. La sexualité
est déflagrante comme le reste: Hannah Schygulla n'est pas Catherine
Deneuve. Au théâtre, le Kaspar de Peter Handke et le comique de
Didi montrent la même frayeur devant la dynamique infernale du langage
et du monde. L'image télévisuelle et photographique est d'ordinaire
frontale, arrêtée, d'une extrême compacité graphique et colorée.
Dans les moeurs, c'est la volonté de maintenir à la fois la discipline
et la grossièreté, à la chinoise. Une cuisine aigre-douce, 'sauer-süsse'.
Une ouverture à tous les possibles moraux qui fait penser à l'indifférence
et à la disponibilité indiennes. Dialectique militante de la société
chez Marx, dialectique militante de la nature chez Engels, conception
cataclysmique de l'écologie chez beaucoup de Verts contemporains.
Politiquement, pas de centralisme français, ni de royauté symbolique
anglaise, mais, sous le vol de l'aigle noir du Reich millénaire
et flottant, et à côté de la Realpolitik d'ensemble, une politique
locale exprimant la vitalité de Länder multiples, chacun étant un
mélange compact d'éléments premiers et lointains, non sans patois
et dialectes. En contraste avec le souci urbanistique français,
globalisateur, des agglomérations plutôt que de vraies villes.
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