L'ANGLAIS
L'anglais est à plusieurs égards l'inverse du français.
Il privilégie le bruit, en tant qu'opposé de l'information sonore.
Il favorise l'information en genèse, par opposition à l'information
achevée. Il croit d'abord à la folie du locuteur, de tout locuteur,
non à sa raison. Il est presque brutalement corporel.
L'ANGLAIS
Langue qui privilégie
le corps, le bruit, la folie, le devenir...
Cela apparaît à nouveau dès la phonétique. Les syllabes
sont loin d'avoir la même longueur, les accents sont mobiles au
point de défier presque toute règle générale, et il y en a souvent
deux ou trois par mot, d'intensités diverses. Dans les syllabes
non accentuées, les voyelles disparaissent au profit d'un son neutre,
noté "e renversé (qui n'est pas le creux actif du "oe" français
de "coeur"), et dans les syllabes accentuées, où les voyelles se
prononcent, elles sont souvent doubles ("out"), ou du moins sonnant
double ("low", "free"), c'est-à-dire qu'elles sont impures et fluctuantes.
Les consonnes aussi sont bruitées, comme le "h" très aspiré, le
"r" très rentré (encore beaucoup plus bruitant en américain qu'en
anglais), les occlusives "t", "p", "k" prononcées explosives. Le
"th" et les sonores finales ("god", "dog") favorisent une diction
affectée, au contraire du français, qui veut se parler sans affectation
(la minauderie joue entre le naturel et l'affectation). La virtuosité
musicale de l'élocution se traduit jusque dans le faciès. Elle est
d'autant plus nécessaire que la dissimilation des phonèmes est faible;
l'américain actuel assimile les occlusives sourdes aux sonores:
"predy" pour "pretty", "viabilidy" pour "Viability".
Sur la même lancée, surabondent les désignations de mouvements
physiques; "ayant subi une rotation" se traduit par une syllabe
unique: "spun". Ces désignations efficaces se précisent moyennant
des préfixations parfois naïves, "up-grade", parfois subtiles, "a-do"
"be-have". Confirmant le bruitage général, elles sont le plus souvent
analogiques, presque onomatopéiques: "up", "down", "clash" "check
in", "check out", "clip" "chewing", "slab", "slack". Même plus lointaines,
elles restent très parlantes: "glitter", "glitz", "glitzy"
marquent l'éclat, le brillant.
Pour rendre les grands mouvements physiques, ainsi que les
formes ou sentiments qui en résultent, s'organisent des sortes de
confréries phoniques: "blunt, bluff, bold"; "baubles, bangles, beads";
"scrap, scrape"; "whiff, fluff"; "bottle, battle", qui pourtant
sont fréquemment d'étymologie différente. D'où aussi les mots valises,
depuis le "brunch" (breakfast + lunch), la "stagflation" (stagnation
+ inflation) et les "reagonomics" (Reagan + economics) jusqu'aux
abîmes du snark (snake, snag, etc. + shark, spark, etc.) de Lewis
Carroll. Comme on le voit, les mots valises, où la similitude sonore
synthétise des êtres composites, sont le contraire du jeu de mots,
où la similitude fait bifurquer. Etant donné la confrérie verbale,
on ne voit pas pourquoi tout monème (unité significative de langage)
ne passerait pas d'une classe de mot à une autre. A partir de "slack"
(relâchement) s'engendrent sans ambages un verbe ("to slack"), un
substantif d'action ("the slack"), un substantif d'état ("the slackness"),
un adjectif ("slack"), un adverbe ("slackly").
Mais venons-en au rapport crucial du déterminant et du déterminé.
Toujours à l'inverse du français, le déterminant est mis canoniquement
avant le déterminé. En effet, dans une saisie du monde par des mouvements
physiques, les accidents ou qualités sont les désignés principaux
du discours, et les substances sont furtives: "The only real people
for me are ( ... ) the ones who ( ... ) burn, burn, burn like fabulous
yellow roman candles" [Pour moi, les seuls gens réels sont ceux
qui brûlent, brûlent, brûlent, telles les fabuleuses bougies romaines
jaunes] écrit Kerouac. Cela fait la joie des physiologistes, qui
peuvent parler en bloc, et sans compromettre la syntaxe générale
de la sentence, de "split-brain subject", "split-chiasm cat", et
même de "specified labeled line coding".
Le déterminant fait alors tellement corps avec le déterminé,
c'est tellement lui qui prévaut, que souvent c'est à son initiale
qu'il faut chercher l'entrée dans le dictionnaire: "Analog computer",
"Digital computer", "Hybrid computer" (et demain sans doute "Neuronal
computer") sont des entrées différentes du Webster's, là où un dictionnaire
français ferait l'entrée à Computer, distinguant en cours d'article
computers analogiques, digitaux, hybrides, neuronaux. Bien entendu,
dans cette vue non substantialiste, il n'y a pas de privilège spécial
du substantif, lequel a des marques du pluriel, puisque nous restons
dans le domaine indo-européen, mais pas de genres, sauf pour les
êtres sexués. Et toujours en raison de la perception des mouvements
concrets, le vocabulaire est franc: une femme est volontiers "a
human female", et le Webster's précise que les "intercourses" ont
lieu avec ou sans pénétration.
Etant donné l'antécédence habituelle du déterminant, le
rapport entre déterminant et déterminé n'a pas à être indiqué autrement
que par leur simple juxtaposition: "a customs official" pour un
"responsable des douanes". Les liaisons adverbiales entre sentences
("nevertheless", "hence", "consequently") sont exceptionnelles.
Ainsi, les éléments de base au langage ne sont pas les mots
et les phrases au sens français, mais des bouffées sonores et sémantiques,
où les mots sont peu individués, et juxtaposés souvent sans conjonction.
D'où il suit que des modalisations globales comme "il est évident
que", "il est nécessaire ou utile que", sont rares, peu concevables,
non conçues.
Dans ce bruit global et cette absence d'accords, les mots peuvent
se répéter sans prendre un poids rhétorique particulier. Il n'y
a donc pas lieu d'éviter les répétitions de termes, ce qui permet
une remarquable constance du vocabulaire et favorise l'exactitude
objective du propos dans les textes de physique, de biologie ou
d'économie; les "referees" de revues d'économie mathématique renvoient
la copie à l'auteur jusqu'à ce que chaque mot soit entièrement élucidé.
Le scientifique qui rédige sa contribution n'a guère à s'inquiéter
de trouver des transitions.
Dans ce dispositif, les locuteurs prennent un malin plaisir
à utiliser les locutions et les mots étrangers en respectant autant
que possible la diction: "coup de force", "tour de force", "restaurant",
" noblesse oblige", "fait accompli". "Brahma" est parfois prononcé
"brokmo", à l'indienne, en une densité consonantique énorme ("b-r-k-m"),
qui permet de comprendre qu'il puisse être le principe suprême,
comme l'est presque Krishna ("k-r-sh-n"). Si on lit un texte à haute
voix, on imite les voix des intervenants, c'est-à-dire que, dans
une lecture radiophonique de Lewis Carroll, le lecteur parle comme
la petite fille, la vieille reine, Humpty Dumpty, ce qui serait
en français du dernier mauvais goût. Ce sont là autant de façons
de bruiter la phrase, de lui donner des variations de rythme et
d'intensité, bref d'épouser la bizarrerie et la folie phonétiques,
syntaxiques, sémantiques que sont tous les langages.
En anglais, l'étymologie a une importance extrême: le Collegiate
Webster's la donne avec un tel luxe qu'elle occupe parfois plus
de place que le corps de l'article. Dans cette mer de mots en devenir,
bien des articles s'achèvent sur des discriminations lexicales:
"behave" ne se comprend que dans son rapport à "conduct", "deport",
"comport", "acquit". Il n'y a guère moyen de parler pleinement pareille
langue sans se prendre à être linguiste et logicien. L'orthographe
très chargée y contribue, témoignant des états antérieurs et donnant
à chaque mot une étoffe graphique aussi riche que son étoffe sonore.
Par opposition au français, qui pratique la désincarnation
juridique, le langage anglais est d'emblée corporel, et même érotisé.
Il est jazz, et "intercourse" signifie à la fois relation sexuelle
et communication verbale (en français, c'est "commerce" qui a ce
double sens). Le pasteur pendant l'office, comme les Beatles au
studio de la BBC, peuvent commencer en parlant, continuer en chantant,
et revenir à la parole sans désemparer.
En tout cas, cette fois le langage ne s'efface pas devant son
désigné. Il n'est ni une vitre ni un miroir. C'est une onde aussi
mouvante que l'onde du réel entier, que celui-ci soit l'environnement
ou le corps du locuteur. La machinerie du souffle n'est jamais éludée,
et le plus bel éloge pour un écrivain, c'est de dire qu'il est "breathtaking"
[qu'il vous prend le souffle].
L'ANGLAIS
Langue qui affirme que
personne n'a jamais tout à fait tort
A l'inverse du locuteur français, sûr de lui, le locuteur
anglais croit d'emblée que ce n'est que par moments et fugitivement
qu'il accède à quelque consistance et exactitude. La dernière pièce
de Shakespeare, The Tempest, s'ouvre symboliquement sur des cris
de marins en perdition, au bord de l'inintelligible. On peut tout
au plus postuler un sens commun, un "common sense", et pas un "bon
sens". De même qu'on peut invoquer des droits humains, des droits
des hommes, "human rights", qui ne sont pas tout à fait des droits
de l'Homme, lesquels invoquent une espèce et une essence.
Aussi, dans les nouvelles du jour, le fait, le commentaire et l'opinion
sont continuellement distingués, sauf dans la presse à sensation.
Et, quand il s'agit d'un conflit, il est de coutume de donner les
arguments des uns et des autres, puisqu'il est entendu que tout
le monde a quelque peu raison et très largement tort. Le coefficient
d'incertitude de chaque information est d'autant plus facile à préciser
que des formules très courtes comme "allegedly", "reportedly", "presumably"
sont fournies par la dérivation universelle des adverbes, là où,
pour obtenir le même résultat, le français est condamné à des formules
encombrantes ("à en croire ce qu'on rapporte"), tranchées ("prétendument")
ou agressives ("je cite"). Etant donné que pour le locuteur anglais
tout langage est mensonge, le mensonge délibéré, souvent valorisé
par le locuteur français comme une preuve d'aplomb, est mal vu,
surtout aux plus hauts niveaux (Watergate et Irangate). Le droit
fait la part belle à la jurisprudence. La monarchie est d'abord
symbolique. Pas de constitution écrite. Une Magna Charta qui remonte
à 1215.
Parlant ce langage bruité, faisant la part belle à l'animalité
du corps, en même temps qu'attentif aux mouvements concrets, les
philosophes, comme Hume, devaient mettre en doute le principe de
substance, que Descartes croyait apercevoir "très évidemment et
très certainement", et devaient avoir un sens aigu de l'évolution
géologique, puis biologique, de la planète et des espèces, et être
sensibles au fait que cette évolution avait lieu moins par adaptation
active que sur des hasards naturels. Un handicap est une singularité,
et toute singularité est un événement; l'intérêt pour les handicapés
(de constantes émissions spéciales à la radio) est non seulement
social mais cosmique, ou plus exactement évolutif. Et l'on ne s'étonnera
pas que l'Absolu de Carroll, au lieu d'être "parfait", soit un Snark,
dont on peut dire seulement qu'il est (qu'il était) un Boojum: "For
the Snark was a Boojum, you see."
Tout cela donne une production littéraire immense, où la
poésie, le roman, le théâtre se fondent l'un dans l'autre. Pas une
littérature de belles lettres, mais de salut, où chacun, souvent
à partir de la Bible dans la remarquable version de King James,
récrit sa Bible à lui, son Moby Dick, en vers ou en prose, ou plutôt
dans ce mixte de vers et de prose qu'est toute phrase anglaise.
Peu de crédit à l'intelligentsia, puisque chacun est fou et chacun
est poète, et qu'on n'a trop que faire de citations. On lit parce
qu'on aime ça, non parce qu'il faut l'avoir lu, remarquait Julien
Gracq, qui a appartenu aux deux cultures. Cependant, tout le monde
ne peut pas parler adéquatement une langue aussi complexe, et longtemps
ce fut le niveau de pratique de l'anglais, non l'argent ni le titre,
qui a hiérarchisé les classes sociales, alors que Malherbe disait
avoir pour maîtres les crocheteurs du Port-au-Foin. Du reste, le
chic est que la distinction langagière soit à peine repérable, comme
celle du vêtement.
Le discours politique connaît alors deux régimes. D'une
part, un parlement où le gouvernement et l'opposition, le cabinet
et le "shadow cabinet", se font face, séparés par une ligne, au-dessus
de laquelle chacun glapit à qui mieux mieux, puisqu'il n'y a pas
de raison universelle, mais seulement des forces en conflits. D'autre
part, ce sont les panels télévisés ou radiodiffusés où, entre les
trois ou quatre représentants des partis et des groupes de pression,
règne le fair-play. Ce qui n'empêche pas l'humour, et féroce. Voltaire
est un mouton à côté de Swift.
Peu de production en musique classique, qui bannit le bruit
au profit de l'information sonore. En revanche, une production considérable
dans le rock, la pop, le disco, qui élaborent justement les aspects
bruités du son. Une radio très polyphonique, où il est fréquent,
en une demi-heure d'émission, de faire entendre une quinzaine de
locuteurs sur un même thème, montrant ainsi leur symphonie et leur
cacophonie. Un mélange fréquent de la parole et du bruitage. Plusieurs
dramatiques radio par jour, d'une grande subtilité sonore. Innombrables
"talk shows", puisque tous les langages sont intéressants, ceux
des hommes, ceux des animaux, ceux des plantes. L'hebdomadaire scientifique
Nature consiste moins en articles qu'en un prodigieux courrier planétaire.
Pas de "vulgarisation" scientifique au sens où il y aurait à distribuer
un savoir "possédé" par des "savants" moyennant des facilitations
et des enjolivements pour le vulgaire, mais de vraies "histoires"
("historia" = recherche) de la technique et de la science (laquelle
n'est pas savoir), où chercheur et lecteur avancent avec les moyens
du bord dans le maquis du réel, à travers des questions et des réponses
partagées par tous et saisies comme transitoires. A l'inverse de
Versailles, les jardins miment la forêt, perçue comme " a tapestry
of songs" [une tapisserie de chants].
Dégager parmi les bouffées sonores de l'entourage les "phrases"
et leurs phonèmes est un rude travail pour le bébé anglais. L'acculturation
de l'enfant fait donc problème, et exige des soins qui rappellent
ceux aux handicapés. L'Alice de Lewis Carroll est plus perdue devant
le monde que le bon petit Diable de la comtesse de Ségur. Entre
autres, elle se demande si les mots se disent ou se mangent. Puisqu'il
est déjà assuré qu'ils se chantent et, à entendre Humpty Dumpty,
s'avalent souvent aussi.
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