L'Europe c'est Babel

"Le Temps stratégique" N° 42, déc. 1992

Grande enquête sur quatre langues européennes: le français désincarné, l'anglais charnel et bruyant, l'allemand tellurique, l'espagnol qui piétine sur place...

Par Henri Van Lier

 

L'ESPAGNOL

Alors que l'italien est du latin parlé continûment pendant vingt siècles, que le français est du latin très tôt parlé par des Germains ou au contact de Germains, l'espagnol est du latin parlé en face d'Arabes.

Les objets importés gardèrent leur désignation arabe: "almohada" (coussin), "alquimía" (pierre philosophale), "alquitrán" (goudron), "almacén" (magasin); parfois le terme étranger l'emporta même pour les objets préexistants: "aceite" (huile de table) a supplanté "óleo". Mais c'est surtout la diction arabe en bloc qui influença la diction espagnole, laquelle devint une sorte d'élan aussitôt réprimé ou comprimé, presque l'inverse de ce qui se passe en allemand, où le mot se creuse d'abord, se condense, pour exploser en retour. L'énoncé espagnol se dresse, se bande sur place. Il carre, presque incarcère.

Ce qui saille dans l'italien ici se rétracte: "mento" [je mens] devient "miento", "porta" "puerta", "bene" "bien", "buono" "bueno" ou "buen". Au coeur du pays, en Castille, les "z" et "c" devant "e" et "i" s'étouffent, et on ne les confondra pas avec le "th" anglais, qui est une dentale bruitée. Dans le même parti, le "s" final peut se rapprocher du "ch" français, ou plutôt du "s" final portugais. Le roulement du "r" se resserre derrière les dents. La jota s'arrache avec violence sans se libérer.

Les "b" ou "v" français ou italiens décidés seraient trop généreux, et ils se tiennent donc dans leur entre-deux. Le "z" français introduirait une mollesse inacceptable, et le "s" est toujours dur, même entre voyelles: correctement prononcée, la "rosa" a autant d'épines que de parfum. Avec son "s" unique, le superlatif, au lieu de fuser comme dans le double "ss" italien, insiste de haut en bas: "a la mismísima puerta". Quand l'accent tombe sur la dernière syllabe, les mots viennent y buter fortement, et le "r" de l'infinitif bloque plus qu'il ne propage: comer, tomar, decir. Par sa phonie déjà, le mot "ejecución" prononcé correctement ne désigne pas seulement une exécution, il la réalise.

Le vocabulaire est rude, comme en arabe: "preguntar" pour demander, "contestar" pour répondre, "tomar " pour prendre, "sacar" pour ôter, "disgusto" pour le regret. Les jurons forcent la même note: "¡Me cago en tus muertos, hijo de la gran puta! [Je chie sur tes morts, fils de la grande pute.]

Le dédain implicite concorde avec une certaine négligence dans la façon de marquer les mouvements précis, jusqu'au flottement des prépositions, en contraste avec l'anglais: "por" rend à la fois "for" et "by" . Même la délectation et la tendresse doivent s'accommoder de la dureté phonique. A ce compte, la sentence espagnole fait le plus souvent un effet de rafale, de tir soutenu et constant, impitoyable. Cela tient à l'égalité des syllabes, sans aucune afféterie. A certaines insistances: "cincuenta y tres", "ver a Lola" (adjonction de "ad" latin devant le complément d'objet direct personnel). A l'étroitesse des écarts de hauteur et d'intensité. A une mélodie générale légèrement descendante ne se relevant, aussi légèrement, qu'à la fin.

La prosodie confirme la volonté d'empêcher tout alanguissement. Le vers théâtral d'El Burlador de Sevilla est de sept pieds, donc plus court d'un tiers que l'alexandrin français, et impair. La disposition des rimes, ABBACDDC, montre une fermeture, une carrure du dialogue, impensables dans une tragédie ou une comédie françaises.

L'ESPAGNOL

Coups d'estoc et de taille, verbes vifs, rugosités nues

La syntaxe ne cherche pas les rapports compliqués et lointains de la période française, mais une succession de coups frappés d'estoc et de taille, en des verbes très vifs. Les rugosités sont nues, crûment proposées. Le texte espagnol est frontal d'où qu'on le prenne.

Géographiquement entre Europe et Afrique islamisée, le paysage d'Espagne ne propose ni l'énergie montant du sol comme en France (le Balzac de Rodin), ni le mirage descendant du ciel, comme dans l'aire arabe (l'Alhambra de Grenade). Dans un double refus du ciel et de la terre, le corps se dresse sur ses ergots, bandant le ventre, les pieds frappent une terre rebelle dans le martèlement immobile du zapateado. Et autour de ce corps, affrontées à lui, les grilles très hautes et omniprésentes carrent de partout les nefs de Burgos et de Séville. Les fenêtres se grillagent de la Sierra Nevada aux Pyrénées, permettant de voir du dedans vers le dehors, pas du dehors vers le dedans. L'Escurial est un gril, celui de saint Laurent [l'Escurial, palais et monastère que Philippe II avait fait voeu de construire en l'honneur de saint Laurent; son plan est un gril, instrument de supplice de ce saint]. La "silla de hiero" [la chaise de fer], le plus constrictif des supplices, travaille par strangulation progressive entre le métal du dos de la chaise et le métal du licou, en contraste avec les exécutions tranchées et lisses de la guillotine. Les corridas sont des face-à-face ultimes, d'autant plus intenses que l'arène provinciale est plus petite. Il arrive parfois que les bancs des parcs soient tournés vers les haies, non vers le jardin.

Il n'est pas insignifiant que le tableau espagnol par excellence soit Les Ménines (Vélasquez, 1656), modèle de représentation carcérale, où le couple royal, les enfants royaux qui l'accueillent et le peintre peignant sont tous saisis face à face en un champ clos, recadré de toutes parts par des rectangles dressés, et cela gauche droite, mais aussi devant derrière, et dessus dessous. L'autre tableau espagnol exemplaire est La fusillade du 3 mai 1808: un homme surgit de la nuit, blanc comme le blanc de Goya, c'est-à-dire comme celui du néant, et aussitôt bloqué par le mur des fusils qui l'assaillent. La première phrase de Cien años de soledad, de García Márquez, nous met "frente al pelotón de fusilamiento".

Le néant espagnol, "todo y nada", tout et rien, n'est pas le néant dialectisé de Hegel, ni le néant de Sartre. Il est un pessimisme du vide, ou plutôt du pur interchangeable, là où l'italien, qui ne connaît que le "Nulla", pratique un pessimisme du plein. On lit sur une pierre tombale de Tolède: "Hic est homo, et pulvis, et nihil" [Ci-gît un homme, de la poussière, et du néant]. Le pourrissoir de l'Escurial, le Podridero, solennisait la décomposition des rois pendant cinq ans.

Dans cette ambiance, la musique classique devait se restreindre à quelques sons indéfiniment répétés, non pour leur justesse, comme en Italie, mais pour leur enfermement par modulations sèches. L'Italien espagnolisé Domenico Scarlatti a produit des sonates pour piano qui sont les plus plaquées qui furent écrites. Par exemple, l'enchaînement de l'accord : sol-do-ré-sol-ré-sol (modulé mi bémol pour le ré haut) suivi de l'accord: la bémol-do-fa-do-fa (modulé si pour le do haut) préparait les accents du flamenco, et ceux de la guitare classique, insistance lancinante pour l'auditeur, et "silla de hiero" pour les mains de l'interprète.

On pourrait donc croire que cette situation de langage si singulière dût se restreindre à un seul peuple, en d'autres mots qu'elle fût inexportable. Pourtant, parmi les langues européennes ici envisagées, l'espagnol est seul à avoir été vraiment assumé par des peuples non indo-européens, parlant par exemple maya ou nahuatl, au point de véhiculer adéquatement jusqu'à leurs revendications précolombiennes.

Il s'est produit en effet, après 1500, une coïncidence historique formidable, la rencontre, sur le sol américain, de l'espagnol, si constrictif (de constriction: action de resserrer en pressant tout autour), avec des civilisations précolombiennes également constrictives, comme en témoignent leurs sculptures et leurs architectures, mais aussi leurs langues. Le sang séché des pyramides aztèques avait la plus étouffante, la plus suffocante des odeurs. Et c'est, peut-on croire, un extraordinaire croisement de diversités et de similitudes qui a fait de la littérature espagnole d'Amérique latine une des plus grandes d'aujourd'hui. Elle a même produit trois états originaux de la constriction.

Dans le bout du monde qu'est l'Argentine, après quoi il n'y a plus que El Sur, ç'aura été la constriction logique. A des milliers de kilomètres de l'Espagne, l'Univers du locuteur espagnol Borges est le gril d'un Escurial multidimensionnel: "El universo (que otros llaman la Biblioteca) se compone de un número indefinido, y tal vez infinito, de galerías hexagonales (...) interminablemente. La distribución de las galerías es invariable." [l'univers, que d'aucuns appellent la Bibliothèque, se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonale, interminablement. La distribution des galeries ne varie jamais.] Encore cet enfermement ne serait-il rien s'il demeurait un sens, mais le seul mouvement là est celui de la pure combinatoire selon le calcul des probabilités.

En Colombie, avec Gabriel García Márquez, c'est une constriction imagétique, mais toujours fidèle à un escurial. Dès la première phrase d'El Otoño del Patriarca les gallinacés détruisent les mailles de métal des fenêtres, "las mallas de alambre de las ventanas", remuent de leurs ailes "el tiempo estancado en el interior" (que Couffon traduit superbement par "le temps stagnant intra muros"), tandis que la ville s'éveille d'une léthargie séculaire dans un chiasme de mort, de pourriture et de grandeur, "de muerte grande y de podrida grandeza".

La troisième constriction prend place au nord de l'Isthme, sur le sol volcanique du Mexique, dans la mâchoire du ciel et de la terre. C'est là que Juan Rulfo nous fait descendre avec Pedro Páramo ("páramo" = plaine désertique) "en la mera boca del infierno" [dans la gueule même de l'enfer].

Assurément, la perception de l'espagnol, aride, vertical et serré, s'affinerait de sa comparaison avec le portugais, océanique et horizontalement lointain. On ferait contraster le "fado" et le "cante jondo". Mais il faut se limiter. Demandons seulement au poète portugais, ou plus exactement brésilien, Haroldo de Campos, de nous faire voguer encore un instant, en une cartographie galactique (" em cartapacios galacticos"), sur les langues que nous avons parcourues: "Mais uma vez junto ao mar [Une fois de plus uni à la mer] polifluxbórboro polivozbárbaro polúphloisbos/ polyfizzyboisterous weitaufrauschend fluctissonante esse mar esse mar/ esse mar esse martexto por quem os signos dobram marujando [se redoublent tanguant comme des marins] num estuário/de papel num mortuário num monstruário de papel múrmur-rúmor-remurmurhante..."

 

   

 
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