L'ESPAGNOL
Alors que l'italien est du latin parlé continûment pendant
vingt siècles, que le français est du latin très tôt parlé par des
Germains ou au contact de Germains, l'espagnol est du latin parlé
en face d'Arabes.
Les objets importés gardèrent leur désignation arabe: "almohada"
(coussin), "alquimía" (pierre philosophale), "alquitrán" (goudron),
"almacén" (magasin); parfois le terme étranger l'emporta même pour
les objets préexistants: "aceite" (huile de table) a supplanté "óleo".
Mais c'est surtout la diction arabe en bloc qui influença la diction
espagnole, laquelle devint une sorte d'élan aussitôt réprimé ou
comprimé, presque l'inverse de ce qui se passe en allemand, où le
mot se creuse d'abord, se condense, pour exploser en retour. L'énoncé
espagnol se dresse, se bande sur place. Il carre, presque incarcère.
Ce qui saille dans l'italien ici se rétracte: "mento" [je
mens] devient "miento", "porta" "puerta", "bene" "bien", "buono"
"bueno" ou "buen". Au coeur du pays, en Castille, les "z" et "c"
devant "e" et "i" s'étouffent, et on ne les confondra pas avec le
"th" anglais, qui est une dentale bruitée. Dans le même parti, le
"s" final peut se rapprocher du "ch" français, ou plutôt du "s"
final portugais. Le roulement du "r" se resserre derrière les dents.
La jota s'arrache avec violence sans se libérer.
Les "b" ou "v" français ou italiens décidés seraient trop
généreux, et ils se tiennent donc dans leur entre-deux. Le "z" français
introduirait une mollesse inacceptable, et le "s" est toujours dur,
même entre voyelles: correctement prononcée, la "rosa" a autant
d'épines que de parfum. Avec son "s" unique, le superlatif, au lieu
de fuser comme dans le double "ss" italien, insiste de haut en bas:
"a la mismísima puerta". Quand l'accent tombe sur la dernière syllabe,
les mots viennent y buter fortement, et le "r" de l'infinitif bloque
plus qu'il ne propage: comer, tomar, decir. Par sa phonie déjà,
le mot "ejecución" prononcé correctement ne désigne pas seulement
une exécution, il la réalise.
Le vocabulaire est rude, comme en arabe: "preguntar" pour
demander, "contestar" pour répondre, "tomar " pour prendre, "sacar"
pour ôter, "disgusto" pour le regret. Les jurons forcent la même
note: "¡Me cago en tus muertos, hijo de la gran puta! [Je chie sur
tes morts, fils de la grande pute.]
Le dédain implicite concorde avec une certaine négligence
dans la façon de marquer les mouvements précis, jusqu'au flottement
des prépositions, en contraste avec l'anglais: "por" rend à la fois
"for" et "by" . Même la délectation et la tendresse doivent s'accommoder
de la dureté phonique. A ce compte, la sentence espagnole fait le
plus souvent un effet de rafale, de tir soutenu et constant, impitoyable.
Cela tient à l'égalité des syllabes, sans aucune afféterie. A certaines
insistances: "cincuenta y tres", "ver a Lola" (adjonction de "ad"
latin devant le complément d'objet direct personnel). A l'étroitesse
des écarts de hauteur et d'intensité. A une mélodie générale légèrement
descendante ne se relevant, aussi légèrement, qu'à la fin.
La prosodie confirme la volonté d'empêcher tout alanguissement.
Le vers théâtral d'El Burlador de Sevilla est de sept pieds, donc
plus court d'un tiers que l'alexandrin français, et impair. La disposition
des rimes, ABBACDDC, montre une fermeture, une carrure du dialogue,
impensables dans une tragédie ou une comédie françaises.
L'ESPAGNOL
Coups d'estoc et de taille,
verbes vifs, rugosités nues
La syntaxe ne cherche pas les rapports compliqués et lointains
de la période française, mais une succession de coups frappés d'estoc
et de taille, en des verbes très vifs. Les rugosités sont nues,
crûment proposées. Le texte espagnol est frontal d'où qu'on le prenne.
Géographiquement entre Europe et Afrique islamisée,
le paysage d'Espagne ne propose ni l'énergie montant du sol comme
en France (le Balzac de Rodin), ni le mirage descendant du ciel,
comme dans l'aire arabe (l'Alhambra de Grenade). Dans un double
refus du ciel et de la terre, le corps se dresse sur ses ergots,
bandant le ventre, les pieds frappent une terre rebelle dans le
martèlement immobile du zapateado. Et autour de ce corps, affrontées
à lui, les grilles très hautes et omniprésentes carrent de partout
les nefs de Burgos et de Séville. Les fenêtres se grillagent de
la Sierra Nevada aux Pyrénées, permettant de voir du dedans vers
le dehors, pas du dehors vers le dedans. L'Escurial est un gril,
celui de saint Laurent [l'Escurial, palais et monastère que Philippe
II avait fait voeu de construire en l'honneur de saint Laurent;
son plan est un gril, instrument de supplice de ce saint]. La "silla
de hiero" [la chaise de fer], le plus constrictif des supplices,
travaille par strangulation progressive entre le métal du dos de
la chaise et le métal du licou, en contraste avec les exécutions
tranchées et lisses de la guillotine. Les corridas sont des face-à-face
ultimes, d'autant plus intenses que l'arène provinciale est plus
petite. Il arrive parfois que les bancs des parcs soient tournés
vers les haies, non vers le jardin.
Il n'est pas insignifiant que le tableau espagnol par excellence
soit Les Ménines (Vélasquez, 1656), modèle de représentation carcérale,
où le couple royal, les enfants royaux qui l'accueillent et le peintre
peignant sont tous saisis face à face en un champ clos, recadré
de toutes parts par des rectangles dressés, et cela gauche droite,
mais aussi devant derrière, et dessus dessous. L'autre tableau espagnol
exemplaire est La fusillade du 3 mai 1808: un homme surgit de la
nuit, blanc comme le blanc de Goya, c'est-à-dire comme celui du
néant, et aussitôt bloqué par le mur des fusils qui l'assaillent.
La première phrase de Cien años de soledad, de García Márquez, nous
met "frente al pelotón de fusilamiento".
Le néant espagnol, "todo y nada", tout et rien, n'est pas
le néant dialectisé de Hegel, ni le néant de Sartre. Il est un pessimisme
du vide, ou plutôt du pur interchangeable, là où l'italien, qui
ne connaît que le "Nulla", pratique un pessimisme du plein. On lit
sur une pierre tombale de Tolède: "Hic est homo, et pulvis, et nihil"
[Ci-gît un homme, de la poussière, et du néant]. Le pourrissoir
de l'Escurial, le Podridero, solennisait la décomposition des rois
pendant cinq ans.
Dans cette ambiance, la musique classique devait se restreindre
à quelques sons indéfiniment répétés, non pour leur justesse, comme
en Italie, mais pour leur enfermement par modulations sèches. L'Italien
espagnolisé Domenico Scarlatti a produit des sonates pour piano
qui sont les plus plaquées qui furent écrites. Par exemple, l'enchaînement
de l'accord : sol-do-ré-sol-ré-sol (modulé mi bémol pour le ré haut)
suivi de l'accord: la bémol-do-fa-do-fa (modulé si pour le do haut)
préparait les accents du flamenco, et ceux de la guitare classique,
insistance lancinante pour l'auditeur, et "silla de hiero" pour
les mains de l'interprète.
On pourrait donc croire que cette situation de langage
si singulière dût se restreindre à un seul peuple, en d'autres mots
qu'elle fût inexportable. Pourtant, parmi les langues européennes
ici envisagées, l'espagnol est seul à avoir été vraiment assumé
par des peuples non indo-européens, parlant par exemple maya ou
nahuatl, au point de véhiculer adéquatement jusqu'à leurs revendications
précolombiennes.
Il s'est produit en effet, après 1500, une coïncidence
historique formidable, la rencontre, sur le sol américain, de l'espagnol,
si constrictif (de constriction: action de resserrer en pressant
tout autour), avec des civilisations précolombiennes également constrictives,
comme en témoignent leurs sculptures et leurs architectures, mais
aussi leurs langues. Le sang séché des pyramides aztèques avait
la plus étouffante, la plus suffocante des odeurs. Et c'est, peut-on
croire, un extraordinaire croisement de diversités et de similitudes
qui a fait de la littérature espagnole d'Amérique latine une des
plus grandes d'aujourd'hui. Elle a même produit trois états originaux
de la constriction.
Dans le bout du monde qu'est l'Argentine, après quoi il n'y a
plus que El Sur, ç'aura été la constriction logique. A des milliers
de kilomètres de l'Espagne, l'Univers du locuteur espagnol Borges
est le gril d'un Escurial multidimensionnel: "El universo (que otros
llaman la Biblioteca) se compone de un número indefinido, y tal
vez infinito, de galerías hexagonales (...) interminablemente. La
distribución de las galerías es invariable." [l'univers, que d'aucuns
appellent la Bibliothèque, se compose d'un nombre indéfini, et peut-être
infini, de galeries hexagonale, interminablement. La distribution
des galeries ne varie jamais.] Encore cet enfermement ne serait-il
rien s'il demeurait un sens, mais le seul mouvement là est celui
de la pure combinatoire selon le calcul des probabilités.
En Colombie, avec Gabriel García Márquez, c'est une constriction
imagétique, mais toujours fidèle à un escurial. Dès la première
phrase d'El Otoño del Patriarca les gallinacés détruisent les mailles
de métal des fenêtres, "las mallas de alambre de las ventanas",
remuent de leurs ailes "el tiempo estancado en el interior" (que
Couffon traduit superbement par "le temps stagnant intra muros"),
tandis que la ville s'éveille d'une léthargie séculaire dans un
chiasme de mort, de pourriture et de grandeur, "de muerte grande
y de podrida grandeza".
La troisième constriction prend place au nord de l'Isthme,
sur le sol volcanique du Mexique, dans la mâchoire du ciel et de
la terre. C'est là que Juan Rulfo nous fait descendre avec Pedro
Páramo ("páramo" = plaine désertique) "en la mera boca del infierno"
[dans la gueule même de l'enfer].
Assurément, la perception de l'espagnol, aride, vertical
et serré, s'affinerait de sa comparaison avec le portugais, océanique
et horizontalement lointain. On ferait contraster le "fado" et le
"cante jondo". Mais il faut se limiter. Demandons seulement au poète
portugais, ou plus exactement brésilien, Haroldo de Campos, de nous
faire voguer encore un instant, en une cartographie galactique ("
em cartapacios galacticos"), sur les langues que nous avons parcourues:
"Mais uma vez junto ao mar [Une fois de plus uni à la mer] polifluxbórboro
polivozbárbaro polúphloisbos/ polyfizzyboisterous weitaufrauschend
fluctissonante esse mar esse mar/ esse mar esse martexto por quem
os signos dobram marujando [se redoublent tanguant comme des marins]
num estuário/de papel num mortuário num monstruário de papel múrmur-rúmor-remurmurhante..."
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